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Chirurgie plastique et conflit armé :

Notre expérience lors du conflit au Haut-Karabakh en 2020.

P Knipper , T Bégué,  L Pasquesoone,  E Guerre,  R Khonsari, P Girard,  A Berger,  L Khachatrian, M Tchaparian 

RESUME

Introduction : Ce travail relate l’expérience de trois missions chirurgicales françaises dans la prise en charge des blessés lors du conflit armé au Haut Karabakh qui s’est déroulé du 27 Septembre au 10 Novembre 2020.               

Matériels et méthodes : Trois missions chirurgicales ont été effectuées en Arménie entre Octobre 2020 et Janvier 2021. Les chirurgiens sont intervenus dans différents hôpitaux, à différents moments du conflit et sur des lésions de guerre variées.

Résultats :  La présence d’un chirurgien plasticien s’est révélée indispensable dans la prise en charge des blessés de guerre notamment en urgence différée et en secondaire. La prise en charge ortho-plastique proposée lors de ces missions a démontré son efficacité dans la reconstruction des membres. Ces missions ont permis d’introduire, en Arménie, la technique de la membrane induite de AC Masquelet. Notre passage au centre des brulés d’Erevan nous a permis d’évoquer l’usage du phosphore blanc comme étiologie dans plusieurs dossiers analysés.

Conclusion : Nous relatons l’expérience particulière de chirurgiens civils dans le cadre d’un conflit armé moderne. La présence d’un chirurgien plasticien s’est révélée indispensable dans la prise en charge des blessés de guerre et surtout dans leurs reconstructions secondaires.

Mots Clés : chirurgie de guerre – chirurgie ortho-plastique – Haut-Karabakh –– Arménie – brulure au phosphore – armes non conventionnelles

SUMMARY

Introduction: This work relates the experience of three French surgical missions in the care of the war wounded during the armed conflict in Nagorno-Karabakh which took place from September 27 to November 10, 2020.

Materials and methods: Three surgical missions were carried out in Armenia between October 2020 and January 2021. Surgeons intervened in different hospitals, at different times of the conflict and on various war wounds.

Results: The presence of a plastic surgeon proved to be essential in the care of war wounded, especially in delayed emergency and secondary care. The ortho-plastic treatment offered during these missions has proven to be effective in the reconstruction of limbs. These missions made it possible to introduce the induced membrane technique of Masquelet AC in Armenia. During our visit to the Yerevan burn center, we mentioned the very probable use of white phosphorus as an aetiology in several of the cases analyzed.

Conclusion: We relate the particular experience of civilian surgeons in the context of a modern armed conflict. The presence of a plastic surgeon proved to be indispensable in the care of war wounded and especially in their secondary reconstructions.

Keywords: war surgery – ortho-plastic surgery – Nagorno-Karabakh – Armenia – white phosphorus burn – cluster bombs

INTRODUCTION

Le 27 Septembre 2020 a débuté un conflit armé entre la république du Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan. Une équipe de chirurgiens spécialistes français s’est constituée début Octobre 2020 pour venir soutenir en Arménie leurs confrères. Plusieurs missions chirurgicales se sont ensuite déroulées sous l’égide notamment de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. Des chirurgiens plasticiens et orthopédistes français ont participé à ces missions. Nous relatons leurs expériences face aux lésions engendrées par des armes de guerre classiques et des armes moins conventionnelles. Nous allons surtout évoquer les orientations thérapeutiques qui ont paru les plus adaptées aux conflits armés à venir.   

 MATERIELS ET METHODES

Nous rapportons l’expérience accumulée à la suite de trois missions chirurgicales réalisées dans les hôpitaux arméniens après le début du conflit armé.

Dès le début du conflit, une équipe pluridisciplinaire de spécialistes français a été constituée pour une première mission en Arménie du 10 au 18 Octobre 2020. La première équipe comprenait un chirurgien plasticien, deux chirurgiens orthopédistes, un chirurgien digestif, un chirurgien cardio-vasculaire et une infirmière de bloc opératoire. Cette mission s’est déroulée à l’hôpital Artghik à Erevan et à l’hôpital de Goris sur la frontière avec le Haut-Karabakh. C’est notamment lors de cette première mission qu’ont été gérés les patients en urgence et en urgence dite différée. L’équipe a pris en charge quatre blessés de guerre avec la participation des confrères locaux et elle est intervenue seule sur quatre autres cas graves : un patient pour colostomie et trois pour délabrement sévère des membres.

La deuxième mission, sous l’égide du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, s’est déroulée du 07 au 15 Novembre 2020. Elle était constituée d’un chirurgien plasticien, un chirurgien orthopédiste, un chirurgien maxillo-facial et un chirurgien cardio-vasculaire. La mission chirurgicale s’est déroulée principalement à l’hôpital Erebouni à Erevan. L’équipe chirurgicale a surtout pris en charge des patients stabilisés lors d’une première intervention préalable à la mission. L’équipe chirurgicale s’est focalisée sur la reconstruction des membres selon une prise en charge ortho-plastique qui associe, en per-opératoire, une chirurgie orthopédique de stabilisation et une chirurgie plastique de reconstruction. Nous avons effectué 30 consultations. L’équipe ortho-plastique a opéré 11 patients dont trois qui ont nécessité des lambeaux. Nous sommes également allés au Centre National des brûlés d’Erevan pour une mission d’expertise. C’est, durant cette mission, qu’a eu lieu le cessez le feu entre la République de l’Artsakh et l’Azerbaïdjan.

La troisième mission, sous l’égide de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, s’est déroulée du 09 au 17 Janvier 2021 dans deux hôpitaux d’Erevan. L’équipe ortho-plastique de l’AP-HP a travaillé au centre médical d’Erebouni et l’équipe ortho-plastique du CHU de Lille au centre médical d’Izmirlian. Cette mission s’est concentrée sur la reconstruction secondaire des membres. L’équipe d’Erebouni a pu faire 25 consultations et opérer 19 patients dont trois ont nécessité la pratique de lambeaux de couverture. Nous avons également opéré un patient pour la couverture d’une perte de substance d’un pied à l’hôpital militaire du Ministère de la Défense à Erevan. L’équipe d’Izmirlian a fait une vingtaine de consultations et opéré un patient pour une libération secondaire d’un creux poplité complexe avec couverture par un lambeau saphène médial. Durant ce séjour, nous avons également consulté une vingtaine de blessés de guerre à l’hôpital de Gyumri, petite ville du Nord de l’Arménie.

 RESULTATS

Les blessés de guerre

Nous avons participé à la prise en charge, avec les confrères locaux, des blessés du conflit armé. Les lésions des membres par explosions type poly-criblage chez de jeunes soldats ont été les lésions les plus fréquentes présentées par les chirurgiens arméniens (Fig.1). Nous avons aussi observé différentes lésions par brûlures sur différentes parties du corps (Fig.2). Les lésions osseuses des membres allaient de l’amputation aux différents stades des fractures ouvertes selon la classification de Gustilo et Anderson [1,2]. Paradoxalement, nous avons observé exceptionnellement des lésions isolées par balle. En effet, l’utilisation préférentielle des drones et des bombardements à distance, surtout dans la première phase du conflit, a limité les combats rapprochés donc l’utilisation d’armes à feu. Nous avons également vu, en réanimation et lors de chaque mission, de nombreux soldats en coma végétatif à la suite de lésions cérébrales traumatiques.   

Lors de la première mission en Octobre 2020, au cours de la première phase du conflit, nous avons rencontré à l’hôpital de Goris les blessés qui arrivaient du front plus ou moins stabilisés après un passage à l’hôpital de Stepanakert ou de Martuni au Haut-Karabakh. La prise en charge initiale correspondait au « Damage Control Orthopaedics » [3]. Notre action chirurgicale se limitait aux parages des plaies, aux explorations abdominales et à la stabilisation des fractures par un fixateur externe (Fig.3). Nous sommes intervenus en soutien aux médecins arméniens qui venaient principalement d’Erevan pour soutenir l’hôpital de Goris. Ensuite, lors de notre séjour à l’hôpital d’Artghik, nous avons pris en charge huit patients pour des traumatismes graves des membres en urgence différée. Nous avons surtout fait des parages extensifs suivis de cicatrisation dirigée, des stabilisations des fractures par des fixateurs externes, deux revascularisations avec pontage veineux et des repérages des nerfs pour les lésions des gros troncs nerveux (Fig.4). Les lésions de la face nous ont été présentées mais elles ont été prises en charge par les chirurgiens maxillo-faciaux locaux (Fig. 5). Nous avons également rencontré en réanimation tous les patients polytraumatisés en ventilation assistée et les patients dits « neurologiques » en coma végétatif à la suite de lésions cérébrales sévères. A l’hôpital d’Artghik, sur 300 lits, 177 étaient occupés par des blessés de guerre au moment de notre présence. Nous étions également en pleine épidémie de Covid-19.

Lors de la seconde mission en Novembre 2020, nous sommes intervenus principalement à l’hôpital d’Erebouni, centre de référence des blessés de la guerre de libération de l’Artsakh qui avait eu lieu entre Février 1988 et Mai 1994. Notre action s’est focalisée sur les reprises des ostéosynthèses par les chirurgiens orthopédistes et sur les reconstructions secondaires ortho-plastiques des membres par l’association d’un chirurgien orthopédiste et d’un chirurgien plasticien (Fig.6). La demande de collaboration est venue surtout des orthopédistes. Le professeur Thierry Bégué a introduit la technique de la membrane induite du professeur Alain-Charles Masquelet sur trois patients [4,5,6]. Le premier temps de reconstruction avec la mise en place du ciment a nécessité la couverture par des lambeaux (deux musculaires et un fascio-cutané) (Fig. 7).

Lors de ce séjour, nous avons fait une mission d’expertise au Centre National des brûlés d’Erevan. Durant ce conflit, nous avons noté que 93 soldats arméniens gravement brûlés avaient été transférés vers ce centre. Parmi ceux-ci, 87 cas ont été évalués lors de cette deuxième mission de Novembre. Nous avons noté, dans cette cohorte, une évolution inhabituelle des brûlures. Les taux de calcium sanguin ont été mesuré chez les 25 patients pris en charge en réanimation et étaient disponible pour les 16 patients survivants au moment de la collecte des données. Une hypocalcémie sévère a été trouvée chez 13 sur 16 patients entre l’admission et le troisième jour. Parmi les 9 patients décédés, 4 sur 9 ont présenté un arrêt cardiaque probablement dû à des troubles métaboliques. Ce travail, selon notre expérience acquise sur des conflits précédents, nous a fait évoquer l’utilisation de bombes au phosphore blanc comme étiologie de certaines de ces brûlures [7,8,9].

          Lors de la troisième mission en Janvier 2021, nous sommes intervenus sur deux sites différents. Au centre médical d’Ereboni, nous avons pu consulter et opérer plus facilement puisque nous connaissions déjà l’équipe du service d’orthopédie. Il s’agissait principalement de reprises d’ostéosynthèses et de reconstructions osseuses secondaires par membrane induite par l’orthopédiste et le plasticien (Fig.8). En revanche, au centre médical d’Izmirlian et comme il s’agissait d’une première rencontre, nous avons fait surtout des consultations et nous avons pu opérer qu’un seul patient.  

DISCUSSION

Il nous a semblé intéressant d’évoquer l’expérience de la prise en charge des blessés de guerre dans un conflit armé moderne mais par des praticiens émanant de la société civile. Aujourd’hui, la prise en charge des blessures par des armes de guerre n’est plus réservée aux militaires. Les attentats de Paris en 2015, avec notamment les blessés du Bataclan par des balles de Kalachnikov et par les explosifs des kamikazes, nous avaient initiés à cette nouvelle approche dans les hôpitaux français. Le conflit armé récent du Haut Karabakh nous a rappelé qu’il fallait savoir gérer ces lésions spécifiques et adapter nos protocoles de soins à ces nouvelles circonstances [10]. Par ailleurs, nous avons observé que la plupart des blessés dans ce conflit ont été pris en charge par des praticiens non militaires.

Le conflit armé

Sous l’URSS, le Haut-Karabakh ou Artsakh peuplé majoritairement d’Arméniens a été rattaché dès 1921 à l’Azerbaïdjan. Après la chute de l’empire soviétique, les 150 000 habitants ont massivement voté pour l’indépendance. La guerre de libération de l’Artsakh a eu lieu entre Février 1988 et Mai 1994 et elle s’est soldée par une large victoire des arméniens. Depuis le cessez-le-feu de 1994, cette région reste revendiquée par Bakou. Ce conflit de trente ans, que l’on croyait gelé, est soudain reparti le 27 septembre 2020, et s’est vite transformé en une guerre meurtrière jusqu’au 10 Novembre 2020. Cette guerre a été une guerre de haute intensité entre deux armées qui ont fait un large usage de l’artillerie, y compris des missiles balistiques sol-sol. L’armée azerbaïdjanaise s’est également appuyée sur un très large emploi de drones militaires. Ce conflit a révélé également l’utilisation d’armes non conventionnelles (missiles Smerch à sous-munitions dites 9N235 et bombes au phosphore) (Fig. 9). La particularité de ce conflit a été la confrontation entre deux types opposés de guerre : une guerre des tranchées sur la ligne de front et une guerre technologique moderne avec l’usage des dernières générations de drones.   

Lésions du conflit armé et chirurgie plastique

Les armes utilisées dans ce conflit expliquent en partie la mortalité immédiate sur le front et les lésions observées secondairement. Du côté arménien, il y a eu plus de 2 300 morts. Il nous a été décrit principalement des arrachements de membres nécessitant des amputations de sauvetage dans les hôpitaux civil et militaire de Stepanakert (ville principale de l’Artsakh). Nous avons observé, à l’hôpital de Goris (ville arménienne sur la frontière avec le Haut-Karabakh), de nombreux fracas à haute vélocité aboutissant le plus souvent à des amputations de raison selon la classification de Sylvain Rigal [11]. Nous avons également noté, lors de la mission de Novembre 2020, que 95 % des blessés de guerre hospitalisés à l’hôpital Erebouni présentaient des lésions par explosions. Paradoxalement, il y avait peu de lésions par balles.

Lors de la première mission, et dans la prise en charge immédiate des blessés, la présence d’un chirurgien plasticien nous a semblé finalement peu opportune. Seuls les réanimateurs, les chirurgiens viscéraux et orthopédistes ont semblé apporter une réelle efficacité dans ces circonstances. Le plasticien peut tout au plus jouer son rôle de chirurgien dans le contrôle de l’hémorragie, le parage initial, la revascularisation d’un membre, la pose d’un fixateur externe, voire un rôle d’aide opératoire. Nous avons observé, lors de notre séjour, que le parage initial des blessures balistiques était peu effectué dans l’urgence. Nous avons donc pratiqué un parage systématique des plaies par explosion, lavé abondamment et laissé les pertes de substance en cicatrisation dirigée hormis les cas où une structure noble était largement exposée comme une articulation ou un gros vaisseau [12,13].  

Lors de la seconde mission, en urgence différée, la chirurgie plastique a retrouvé son intérêt avec notamment les parages secondaires, les conseils sur la prise en charge des cicatrisations dirigées compliquées, les amputations, les explorations des lésions neurologiques, la stabilisation par fixateur externe et la préparation des reconstructions secondaires avec l’apport de lambeaux fiables. Dans ce contexte de lésions par explosions associant souvent des lésions complexes et étagées des vaisseaux, et en l’absence de bilan vasculaire, nous avons évité de faire des lambeaux microchirurgicaux. Nous avons noté par ailleurs que les cas cliniques compliqués, nécessitant une reconstruction sophistiquée, étaient souvent gérés séparément par les spécialistes arméniens. Notre mission a donc permis de présenter la notion d’ortho-plastie qui permet le travail en parfaite collaboration entre le chirurgien orthopédiste et le chirurgien plasticien et de manière concomitante pour la reconstruction des membres. Nous proposons de surcroit, et en prévision d’un futur conflit armé, que la prise en charge des blessés de guerre se fasse selon un circuit spécifique (en dehors des programmes de blocs opératoires habituels), par une équipe entièrement dédiée aux patients et avec une prise en charge globale. C’est dans cette optique que la collaboration avec des équipes étrangères pourrait être plus efficace.

            Lors de la troisième mission, à deux mois de la fin du conflit, nous avons pu continuer à appliquer le concept de la reconstruction ortho-plastique tant dans l’indication opératoire que dans la réalisation de l’intervention [14]. Ainsi, les chirurgiens orthopédistes arméniens ont pu découvrir la reconstruction osseuse par la technique de la membrane induite de Alain-Charles Masquelet. En effet, cette option chirurgicale dans la reconstruction des membres était peu connue de nos confrères sur place qui sont formés à la technique de Gravriil A. Ilizarov [15].  Le premier temps de la technique de Alain-Charles Masquelet a pu être réalisé lors de la deuxième et de la troisième mission. Cela nécessite une stabilisation osseuse de la fracture, idéalement par une plaque ou par un clou centro-médullaire, associée à la mise en place d’un « spacer » en ciment. Une couverture du foyer de fracture est souvent nécessaire par un lambeau fiable dans le même temps chirurgical. Le second temps de la technique, a été effectué six à huit semaines après lors de la mission suivante. Celui-ci consiste en l’ablation du « spacer » en ciment tout en respectant la membrane induite l’entourant qui fera le lit de la greffe osseuse. Cette greffe osseuse spongieuse, souvent massive du fait de grosse perte de substance, est prélevée principalement au niveau de la crête iliaque postérieure. Là encore la collaboration ortho-plastique prend tout son intérêt pour la gestion du soulèvement du lambeau. Dans l’urgence, et dans un environnement précaire, nous continuons à privilégier la couverture d’une fracture ouverte par un lambeau local musculaire fiable greffé secondairement. En revanche, dans l’optique de multiples reprises chirurgicales sur ces fractures compliquées, nous conseillons la pratique d’un lambeau fascio-cutané qui gardera la même trophicité dans le temps [14, 16].      

Lors de notre visite du Centre National des brûlés d’Erevan en Novembre 2020, nous avons été les premiers à évoquer des brûlures par du phosphore blanc sur les jeunes soldats que nous avons rencontrés (Le Point International du 09/11/2020 et Le Point 2517 du 19/12/2020, page 57-60).  Cette étiologie nous a été inspirée par le faisceau d’arguments que nous avons observés : anamnèses évoquées par les soldats sur le front et sur les circonstances des brûlures (notion de « pluie » qui tombe sur eux en l’absence d’explosion proche), lésions préférentielles sur le visage et les mains, lésions cutanées profondes qui cicatrisent difficilement selon les soignants du service des brûlés, notion de mort subite chez des jeunes soldats sans antécédents particuliers et hypocalcémies aiguës et sévères notées sur les bilans. Nos constatations indiquent qu’au moins 13 à 17 patients parmi les 93 brûlés pendant la guerre du Haut-Karabakh de 2020 étaient très probablement des victimes de blessures causées par le phosphore blanc. Nous espérons que lors d’un prochain conflit armé, cette étiologie sera plus rapidement évoquée et que la prise en charge sera donc plus adaptée [7,8,9]. Nous préconisons ainsi de penser systématiquement à cette étiologie dans les conflits modernes, d’enlever les vêtements en cas de doute, de couvrir les zones atteintes par du linge humide (pour isoler le phosphore de l’air), d’éviter les pansements gras (car le phosphore est liposoluble), de faire une surveillance métabolique et cardiologique précoce et de corriger rapidement les hypocalcémies sévères par du gluconate de calcium. La lampe à ultraviolets peut aider à la recherche du phosphore sur les lésions.

Conflit armé et chronologie

Si nous analysons notre action dans le temps, nous pouvons distinguer plusieurs moments d’action de notre prise en charge des blessés relevant de la chirurgie réparatrice. Cette chronologie est celle d’une équipe de médecins de la société civile et peut parfois s’opposer à la chronologie de la prise en charge présentée classiquement par nos confrères militaires. Nous n’avons pas pu respecter la séquence de la stratégie de reconstruction des membres proposée par Sylvain Rigal : 6 heures, 7 jours, 8 semaines, 9 mois [17]. En effet, un chirurgien civil ne peut pas être sur le front et l’accès à certaines zones de conflit est le plus souvent interdit aux non militaires pendant une guerre. A l’opposé, le statut de médecin de la société civile, ou appartenant à une ONG, peut donner plus de spontanéité et de liberté d’action dans ce genre de conflit. Par exemple, le conflit en République d’Artsakh a débuté le 27 Septembre 2020. Notre première mission spontanée et bénévole a débuté le 10 Octobre 2020, donc assez rapidement après le début du conflit. Nous avons donc pu être efficaces. En comparaison, la mission officielle mandatée par le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a commencé le 07 Novembre 2020 au moment du cessez-le-feu (10 Novembre 2020) et la première mission organisée par l’AP-HP n’a été organisée qu’au mois de Décembre 2020 c’est-à-dire quand la guerre était terminée. Nous ne blâmons pas ces institutions car elles restent vraiment utiles sur le moyen et le long terme pour la reconstruction des blessés de guerre. Nous voulions simplement préciser, et pour le futur, que dans ces conflits armés modernes, les chirurgiens de la société civile auront de plus en plus un rôle à jouer et qu’ils devront agir dans l’urgence. Ce conflit l’a démontré. C’est l’occasion de rendre un grand hommage aux médecins hospitaliers arméniens qui sont décédés sous les bombes pour soigner leurs compatriotes dans l’urgence du conflit. Chronologiquement, le chirurgien plasticien a un faible rôle à jouer au début sur le front où la priorité est accordée au « damage control » en général. Il pourra toutefois déployer tout son art pour la reconstruction secondaire des blessés de guerre. Nous avions déjà noté cela lors de la prise en charge des blessés du Bataclan où nous étions intervenus tranquillement et de façon organisée le lendemain matin, au lieu d’intervenir de manière précipitée dans la nuit. Cela avait libéré l’espace pour la prise en charge initiale par les équipes du SAMU et des urgences.

Toujours sur le plan chronologique, l’intervention des plasticiens sera surtout opportune en secondaire pour la reconstruction des membres et la couverture des pertes de substances des parties molles puis pour l’aménagement des moignons d’amputation, les corrections des brides et des cicatrices défaillantes. Des greffes et des transferts nerveux de type neurotisation pourront être effectué une fois la cicatrisation des parties molles obtenues. A distance, souvent entre 6 mois et un an, des transferts tendineux, par les spécialistes du neuro-handicap pourront être effectué. Cette période de reconstruction secondaire associera évidemment la collaboration des rééducateurs spécialisés dans l’appareillage des amputés, des kinésithérapeutes, des psychologues et des assistantes sociales pour une meilleure réhabilitation des blessés de guerre.

Conflit armé et conflits d’intérêts

Ce conflit nous a permis d’observer certains conflits d’intérêts. Nous voulions les évoquer simplement pour mieux les gérer lors de futures missions. Nous voulions toutefois rappeler l’excellent accueil des patients arméniens, de l’ensemble des confrères locaux et de la population en général.

L’équipe missionnaire :

  • Le premier paramètre à gérer a été le temps de l’action. Dans ce genre de conflit armé moderne, qui démarre assez rapidement et qui ne dure pas trop longtemps, il convient d’intervenir vite pour soigner le maximum de blessés. Les grandes institutions ont des impératifs d’organisation souvent trop lourds. Elles sont donc moins réactives dans l’urgence. Il faudra donc savoir partir rapidement et, parfois, en dehors de certains circuits officiels.
  • Le second paramètre est la constitution de l’équipe. Le chirurgien plasticien ne sera pas indispensable dans la première mission qui partira en urgence. En revanche, la chirurgie réparatrice s’imposera dès l’urgence secondaire et pendant toute la phase de reconstruction. Nous conseillons à l’équipe de rester ensemble dans l’action chirurgicale au sein d’un hôpital. Nous n’avons pas trouvé efficace de séparer les différents intervenants dans les différents services pour opérer. Les temps d’adaptation, d’acceptation et d’organisation avec les problèmes de traduction ont nui finalement à l’efficacité chirurgicale de chacun.
  • Le troisième paramètre concerne le matériel à emporter. Nous restons fidèles au concept d’autonomie en mission [18]. Il convient de prévoir tout ce dont vous avez besoin pour opérer et de manière autonome. Il est évident que les conditions d’exercice restent meilleures dans un pays du Sud du Caucase en comparaison à celles rencontrées habituellement dans les pays en voie de développement, mais l’autonomie rendra plus efficace l’action d’autant que l’équipe opèrera dans des conditions et des structures inhabituelles.
  • Le quatrième paramètre est plus sociologique. La finalité d’une telle action est de soigner les blessés de guerre en collaboration et en soutien des confrères locaux. Il ne s’agit en aucun cas d’intervenir en pays conquis ou en spécialistes indispensables qui se substituent au système de santé en place. Il faut bien l’expliquer, savoir se présenter et ne pas hésiter à valoriser le rôle des confrères sur place plutôt que d’essayer de se valoriser médiatiquement ou politiquement sur la souffrance du moment.
  • Le cinquième paramètre est plus politique et concerne la divergence entre les objectifs diplomatiques du pays qui envoie une assistance médicale et les motivations personnelles des membres de l’équipe. Dans le cas de ce conflit, la France par l’intermédiaire du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a envoyé en même temps une équipe à Erevan et à Bakou pour maintenir une certaine neutralité diplomatique de la France dans ce conflit. Nous le comprenons mais cela a été très mal vécu par les autorités arméniennes qui nous ont reçues et cela n’a pas été très bien compris par la plupart des membres de l’équipe française qui s’est rendue en Arménie. En effet, et à titre d’exemple, la présence de djihadistes dans les rangs des combattants azéris était condamnable et le soutien de la France à Bakou nous a semblé incompréhensible à ce moment du conflit. Il convient donc, avant le départ, de bien comprendre les objectifs de la mission.

   Les institutions et les services hospitaliers hôtes :

Nous faisons toujours la différence entre les institutions qui nous reçoivent et les confrères locaux qui nous accueillent.  

  • Les autorités du pays hôte sont généralement contentes de l’assistance médicale d’un pays étranger et surtout en temps de guerre. Le retentissement semble toujours positif pour les patients, pour l’aide matérielle apportée et pour les retombés médiatiques du gouvernement en place. Nous déplorons toutefois, et souvent dans ce genre de circonstances, l’absence de cohérence entre le matériel envoyé et les véritables besoins sur le terrain.
  • L’accueil dans le milieu hospitalier a parfois été délicat à appréhender.
  • Nos missions ont généralement été reçues avec beaucoup de bienveillance par la communauté médicale arménienne. Cependant, la médiatisation initiale de nos missions, bien qu’indépendante de notre volonté, semble avoir contrarié initialement certains confrères hospitaliers qui nous ont reçus. Nous le comprenons. Les autorités sanitaires locales et les médias exploitent souvent les actions bienfaitrices étrangères alors que les médecins locaux font souvent le travail le plus important mais ils restent dans l’ombre. Nous comprenons cette injustice et nous conseillons des arrivées plus discrètes sur le plan médiatique dans ce genre de mission.
  • D’autre part, la notion d’hôpital en Arménie est différente de celle observée en France. Les hôpitaux dans lesquels nous avons travaillé sont l’équivalent de nos cliniques. Donc, opérer un patient dans un hôpital à Erevan, c’est opérer un patient privé d’un praticien. En pratique, et en période de conflit armé, il faut accepter le système de santé local, intervenir qu’à la demande des confrères locaux et en aucun cas se substituer à leurs actions. Ne pas comprendre cela, c’est entrer en conflit avec les confrères du pays et rendre inefficace notre objectif premier qui est d’apporter notre expertise pour le maximum de patients. C’est surtout compromettre le développement d’une coopération fiable et amicale sur un moyen et un long terme.

 

CONCLUSION

La prise en charge des blessés de guerre aujourd’hui n’est plus réservée exclusivement aux autorités militaires. Les équipes médicales civiles et humanitaires doivent se préparer de plus en plus à la prise en charge des lésions secondaires aux différents conflits armés observés dans le monde. De surcroit, l’usage d’armes non conventionnelles, comme les bombes au phosphore blanc ou les bombes à sous-munitions, demande une prise en charge spécifique qui devra être enseignée aux équipes chirurgicales sur le terrain.

Le chirurgien plasticien garde une place importante dans la prise en charge des blessés de guerre mais peu dans le cas du damage control. Le plasticien pourra intervenir dès le stade de l’urgence différée pour le parage, la stabilisation osseuse, la couverture des pertes de substances et la programmation des reconstructions complexes. Nous conseillons, en urgence secondaire, d’appliquer le concept de chirurgie ortho-plastique dans la reconstruction des membres. Les orthopédistes arméniens, éduqués à l’école russe de la reconstruction osseuse, nous ont bien initiés à la technique d’Ilizarov qui reste bien adaptée aux lésions de guerre. Le Pr Thierry Bégué a introduit la technique de la membrane induite dans la reconstruction osseuse secondaire en Arménie. La nécessité d’une couverture des parties molles par un lambeau fiable est une condition nécessaire et justifie la présence indispensable d’un chirurgien plasticien dans cette reconstruction. Nous avons été honorés d’introduire cette « French touch » dans cette étape de la reconstruction des blessés du conflit armé en République d’Artsakh de 2020.

Concernant l’intervention d’une équipe médicale étrangère lors d’un conflit armé, il nous semble évident de rappeler que toute action sur le terrain ne pourra s’envisager qu’avec l’autorisation des institutions médicales du pays et, surtout, l’approbation des équipes médicales locales. Notre action ne pourra s’effectuer qu’en collaboration avec les médecins locaux et dans le respect des règles de confraternité. Quel que soit le niveau d’expertise présenté, il ne faut pas oublier que les confrères locaux sont toujours les premiers à assister leurs concitoyens dans les conflits armés et qu’ils seront les derniers présents quand les équipes étrangères auront quitté le pays.      

Déclarations d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet  article.

 

BIBLIOGRAPHIE

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FIGURES

Fig 1 : Lésions de criblage caractéristiques des explosions par bombes

 

Fig 2 : Lésions balistique sévères et brulures.

 

Fig 3 : Parage des plaies (A) et cicatrisation dirigée (B)

B

A

Fig 4 : Traumatisme balistique sévère de la région poplitée droite.

 

Fig 5 : Lésions du visage par explosion de bombe

 

Fig 6 : Traumatisme balistique sévère du coude droit. A/ Parage et levée du lambeau brachial externe à pédicule distal. B/ Radiographies préopératoires. C/ Fin de l’intervention après ostéosynthèse et couverture par le lambeau brachial externe. D/ Résultat postopératoire à 2 mois. E/ Radiographies postopératoires

 

Fig 7:  Reconstruction osseuse secondaire des séquelles d’une fracture ouverte type Gustilo et Anderson IIIB. A/ Aspect préopératoire avec fixateur externe, ostéonécrose et perte de substance cutanée B/ Parage osseux. C/ Clou centromédullaire, ciment et lambeaux musculaires de jumeau interne et d’hémi-soléaire greffés D/ Radiographies postopératoires. E/ Résultat postopératoire à deux mois avant la greffe osseuse spongieuse secondaire.

 

Fig 8 : Reconstruction secondaire par la technique de la membrane induite sur des séquelles de blessure de guerre. A/ Complication d’une tentative d’une reconstruction osseuse humérale par fibula. B/ Parage, clou centro-médullaire et ciment. C/ Levée d’un lambeau musculo-cutané en ilot du muscle grand dorsal homolatéral D/ Couverture de la perte de substance et du spacer par le lambeau en attendant le deuxième temps de greffe osseuse spongieuse.

 

Fig 9 : Bombe à sous munitions à Martuni, république du Haut Karabach.

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